1. Une pandémie mondiale et qui impacte très violemment le luxe
L’actuelle pandémie est mondiale et sanitaire (et non financière comme celle des subprimes de 2008). L’arrêt de l’économie mondiale n’a connu aucun précédent. Le nombre des décès – plus de 15 000 déplorés en France au 14 avril au soir, date de cet article -, les inquiétudes pour sa santé ou celle de ses proches, le caractère exceptionnel et anxiogène des mesures prises par les pouvoirs publics : tous ces facteurs rendent aléatoire la formalisation de scénarii de sortie de crise.
De son côté, le luxe est porté depuis le début des années 1980 par un triple effet d’accélération :
- La constitution de puissants groupes multi-marques (LVMH, Kering, Richemont…) dotés d’un accès privilégié aux marchés financiers ;
- L’internationalisation et la globalisation des activités de ses marques leaders ;
- Une hausse constante du nombre de nouveaux clients issus de pays récemment développés, au premier rang desquels la Chine.
Aujourd’hui, 350 millions de personnes dans le monde achètent des produits de luxe. Très loin de son statut de marché de niche réservé à une élite, le luxe est ainsi devenu une industrie planétaire, très soumise à la mondialisation et aux flux touristiques et donc directement impactée par la crise actuelle.
Le 25 mars dernier, le cabinet de conseil en stratégie Bain établit ainsi 3 scenarii pour l’évolution 2020 vs 2019 d’un marché mondial qu’il évalue à 280 Milliards d’€ : -15%, -25% et -35%. Le scénario le plus optimiste, s’il se concrétise, aboutirait ainsi à une contraction du marché mondial de l’ordre de 40 milliards d’€.
2. Tous les regards sont tournés vers la Chine
Les achats de produits de luxe réalisés par les clients chinois représentent en effet 35% du total des achats. En 2019, ces clients chinois ont littéralement « porté » la hausse de 4% du marché mondial, en étant responsables pour 90% de cette hausse. Enfin, phénomène remarquable, 70% de la valeur totale de ces achats avait été enregistrée en dehors de Chine, contre seulement 30% sur le marché domestique. Quelques trop rares motifs d’espoir :
- Selon les chiffres officiels des autorités chinoises, 85% des cas de Covid-19 seraient concentrés dans la seule province du Hubei ;
- Les boutiques de luxe ré-ouvrent progressivement, entraînant une augmentation mécanique du trafic ;
- Un rebond à court terme de la consommation est envisageable, porté par des achats trop longtemps différés et mus par un désir irrépressible de revanche personnelle sur la pandémie (phénomène de « revenge luxury ») ;
- Les interdictions frappant transport aérien et voyages internationaux devraient profiter aux achats locaux ;
- Enfin, post Covid-19, les marques bénéficieront à coup sûr de l’arrivée sur le marché de nouvelles cohortes de primo-accédants.
Malgré ces motifs d’espoir, on se saurait ignorer quelques menaces majeures :
- Economique, financière, sociétale… le luxe a l’incertitude en horreur ! Une consommation sereine des produits de luxe requiert sérénité et confiance en l’avenir. En Chine, les signes patents d’un redémarrage progressif de l’économie sont là. Mais toutes et tous sont bouleversés en profondeur et pour longtemps par la pandémie. D’après l’influent medium Jing Daily, la crainte d’une seconde vague de l’épidémie est latente. Sur fonds de dégringolade des marchés financiers, un nouveau sentiment de précarité financière se fait jour chez les plus fortunés. Une extrême prudence s’impose. Conséquence du manque de visibilité, la catégorie la plus impactée est celle des achats superflus. Ces achats se retrouvent les premiers à être reportés, dans l’attente de jours meilleurs.
- Le confinement a entraîné une profonde remise en question des priorités personnelles. Aider les autres, prendre soin de sa famille, cuisiner, découvrir et apprécier ses voisins constituent le nouveau mantra promu par les vidéos des bloggers sur WeChat et TikTok. De nouvelles solidarités se développent. La traversée de l’épreuve renforce le sentiment d’appartenance à une collectivité. Or, ces nouvelles valeurs sont à l’exact opposé des comportements individualistes et de la logique d’exclusion qui, par le passé, sous-tendaient la consommation la plus ostentatoire…
- Les comportements d’achat de la clientèle la plus avertie avaient déjà évolué avant la crise. Jing Daily note aussi que l’acculturation très rapide de la clientèle l’avait déjà amenée à privilégier une consommation des produits de luxe moins ostentatoire et plus intimiste, moins contrainte par une logique d’appartenance de classe et plus tournée vers un luxe pour soi, moins dépendante de l’exhibition tapageuse de signes extérieurs de richesse et plus soucieuse de discrétion. Soit l’émergence d’une consommation moins instinctive et plus réfléchie, tenant aussi compte de nouvelles préoccupations d’ordre éthique et moral, en lien avec la montée en puissance de la sensibilité pour les enjeux environnementaux et ceux liés à la recherche d’une croissance plus responsable. Il est vraisemblable que cette tendance sera confortée post-crise, amenant des ré-ajustements majeurs dans les plans de collection et lancements de nouveaux produits des marques les moins élitistes.
- L’appétit des plus jeunes pour le luxe occidental n’est pas prouvé. Jing Daily souligne enfin combien les jeunes chinois issus de la Génération Z tendent à s’éloigner des logos trop visibles et des discours de marque trop formatés. Leurs attentes et leur degré d’exigence vis à vis des marques occidentales de luxe sont en hausse. Ils recherchent authenticité et sens. Ces marques restées longtemps interdites pour leurs parents leur sont désormais accessibles. En les privant de leur mystère, cette accessibilité leur aura fait perdre une partie de leur pouvoir de séduction. Sachant que ce phénomène est d’autant plus préoccupant qu’il croise la résurgence de réflexes nationalistes, favorisés par la re-découverte du patrimoine historique local et de traditions multi millénaires en matière d’artisanat d’exception.
- L’arrêt des flux touristiques fait peser une menace majeure sur les boutiques de luxe nord-américaines et européennes. USA, France et Italie représentent des destinations touristiques de premier plan pour la clientèle chinoise. Ce sont aussi 3 marchés leaders du luxe, et 3 économies parmi les plus impactées. Aujourd’hui, compagnies aériennes, ventes aux voyageurs et hôtellerie de luxe y sont à l’arrêt, sans espoir de reprise avant 2022. Post-crise, les chinois voyageront-ils de nouveau « comme avant » alors qu’entre-temps ils auront acheté sur Internet et retrouvé le chemin de « leurs » boutiques locales ? Activités duty free, outlets, grands magasins, boutiques et flagships dans les capitales touristiques : leur survie est directement en jeu. Avant la crise il n’était en effet pas rare que 60 % du CA de ces boutiques soit réalisé auprès de la seule clientèle chinoise. Elles supportent des niveaux de frais fixes extrêmement élevés (loyers, frais de personnel, agencement et décoration intérieure…). Les marques de luxe indépendantes auront elles les ressources financières nécessaires pour traverser la tempête ? Et quel sera l’avenir immédiat de tous les franchisés et concessionnaires, ces personnes physiques privées par leur statut des éventuelles mesures de soutien mises en place par la marque de luxe employeur ?
3. Trois pistes pour optimiser la contribution des clients chinois au sauvetage du luxe :
1. Être irréprochable sur les services et l’expérience de marque online
L’actuelle pandémie promeut une pratique intensive des outils digitaux et la montée en compétences digitales des populations confinées. Elle favorise ainsi le e-commerce, lequel pallie la fermeture des boutiques physiques tout en rassurant par son absence de contact physique entre vendeurs et acheteurs. Des achats toujours plus impliquants sont conclus en ligne. Patek Philippe se lance dans le e-commerce. La prise de position réaffirmée par Chanel est abondamment commentée.
Ces nouvelles pratiques digitales et le niveau d’expertise associé seront la nouvelle norme. Demain, tout ce qui pourra être réalisé online le sera. Corollaire de cette double montée du e-commerce et de l’influence du digital, les boutiques physiques devront encore plus démontrer leur raison d’être à une époque où elles ont cessé d’être indispensables à l’achat.
2. Renforcer la capacité de séduction des boutiques physiques locales
Le supplément d’âme (et de valeur perçue !) associé à l’achat d’un carré Hermès faubourg Saint-Honoré, d’un tailleur Chanel rue Cambon ou d’une parure de joaillerie Cartier rue de la Paix puise au plus profond des racines et du patrimoine culturel des marques de luxe européennes et ne saurait être questionné.
A contrario, certaines faiblesses récurrentes – ces mêmes faiblesses qui, au delà du goût de la clientèle touristique pour le shopping, expliquent en partie la part prédominante des achats réalisés à l’étranger – mériteraient d’être traitées :
- Il serait souhaitable d’instaurer des politiques de rémunération dont l’attractivité puisse mettre un terme au manque de fidélité à la marque / l’entreprise déploré au sein des équipes de vente locales ;
- Au-delà de Shanghai (et des mégapoles de Tier 1), ces équipes de vente devraient être mieux formées, encadrées, motivées… afin de corriger le sentiment d’une expérience locale de la marque « dégradée » par rapport à celle vécue en Europe ;
- Ensuite, suivant l’exemple de Chanel, la politique tarifaire locale mériterait d’être reconsidérée pour que, une fois les flux touristiques rétablis, le différentiel de prix (souvent entre +30 et +50 % selon les catégories de produits) cesse d’agir comme une incitation puissante à aller acheter en Europe ;
- Enfin, une plus grande transparence dans les allocations devrait permettre un accès plus équitable aux nouveautés et pièces iconiques au plan local.
3. Prioriser les clientèles locales, partout dans le monde… à commencer par la Chine !
L’intention n’est en aucun cas de privilégier les clientèles locales des pays matures du luxe au détriment de la clientèle touristique chinoise. Pour chaque marché – à commencer par la Chine, elle est de privilégier la clientèle locale, et ainsi d’arrimer la marque de luxe à un ancrage territorial de référence. Je suis persuadé que l’avenir sourira aux marques qui seront aussi internationales que nécessaire – pour maintenir la cohérence globale de leurs activités – et aussi locales que possible.
Il s’agit d’une condition non-négociable pour pouvoir s’intéresser de manière authentique d’abord à des personnes (en espérant qu’elles deviennent ensuite des clients !), et pour apporter du sens et de la valeur à leurs futurs achats de produits de luxe. Pour chaque pays de destination cela implique une réelle sensibilité à la langue, à la culture, à l’environnement social, sociétal, religieux. Il convient d’adapter communication, messages et supports de diffusion pour tenir compte du contexte « in real life » et de l’écosystème digital local.
Quelle serait la marque de luxe agile pour servir ces différentes clientèles locales ? Une marque à la fois italienne quand elle parle depuis Milan, japonaise quand elle s’exprime à Tokyo, nord-américaine quand elle prend une initiative à San Francisco et chinoise quand elle défile à Shanghai… tout en sachant rester elle-même !
Et vous :
- Post-crise, essaierez-vous de diminuer votre dépendance vis à vis de la clientèle touristique chinoise ?
- Comment assurerez-vous le développement de vos clientèles locales ?
- Comment renforcerez-vous la complémentarité entre vos activités de vente sur Internet et celles dans vos boutiques physiques ?
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